FOYERS DE CULTURE

FOYERS DE CULTURE
FOYERS DE CULTURE

Le discrédit qui a frappé l’histoire littéraire depuis une trentaine d’années est loin d’être immérité. Discipline bâtarde, affaiblie par la pratique scolaire, elle a répandu la croyance en un univers de la création littéraire nourri de sa propre substance et jouissant d’une autonomie presque complète. Rien n’est plus faux que ce modèle de représentation, sinon le modèle inverse qui fait des phénomènes culturels la résultante ou l’écho des conditions économiques. Notons que ces deux systèmes réducteurs ont un point commun: ils reposent l’un et l’autre sur des conceptions déterministes qui étaient celles des scientifiques du milieu du XIXe siècle.

L’histoire littéraire était également responsable d’une sous-estimation de l’interdépendance des faits culturels d’une discipline à l’autre. Comment parler du symbolisme mallarméen en laissant de côté la Revue wagnérienne , qui avait les mêmes rédacteurs, la même esthétique, et parfois les mêmes lecteurs que les revues littéraires symbolistes? Comment ignorer qu’au même moment, dans les ateliers des peintres impressionnistes, on tournait autour d’une problématique très proche de celle qui se discutait dans le salon de Mallarmé? Comment parler de la littérature de la Renaissance sans tenir compte de ce qui se passait chez les musiciens, les artistes et les théologiens?

Comment oublier aussi les lieux privilégiés qui ont vu se succéder un si grand nombre de créations, d’affrontements, de dialogues qu’ils en acquirent un durable pouvoir d’aimantation sur certains groupes d’hommes? Encore faut-il que le génie des lieux ait été matérialisé par des architectes et des artistes. Les foyers culturels n’ont pas tous eu la beauté et la pérennité de Florence, de Fontainebleau, de Versailles ou d’Oxford. Que reste-t-il du collège de Coqueret, où s’est épanouie la génération de la Pléiade? Comment pourrait-on aujourd’hui reconstituer le cadre matériel d’un cénacle romantique, d’un café littéraire du XVIIIe ou du XIXe siècle, du Bateau-Lavoir? Autant de lieux éphémères mais dont l’action en profondeur a été considérable et de longue durée, car ils étaient situés sur les articulations d’une société en devenir, à l’écart des institutions, tout en contribuant à rendre opératoires des effervescences qui, laissées à l’état sauvage, n’auraient eu que des effets perturbateurs.

Notons aussi que les foyers de culture, pour peu que leur durée d’existence aille au-delà d’une génération, passent par plusieurs phases: une phase expérimentale et créatrice, une phase d’expansion, puis, quand le succès se confirme, une phase de domination, accompagnée de la mise au point des techniques de communication et de pédagogie. Après quoi l’académisme et la sclérose ne sont pas loin. Rares sont les mouvements culturels qui vont jusqu’au bout du cycle: beaucoup s’ensablent dès le deuxième ou le troisième stade. Mais, de toute façon, rien ne se perd, et il arrive que les fragments dispersés d’un foyer mort retrouvent une vie autonome, se fondent dans d’autres courants ou bien s’immergent dans la littérature populaire.

On n’a pas tenté ici de dresser un historique exhaustif des foyers de culture mais bien de proposer – à partir de la rupture que constitue la Renaissance – une typologie du lieu culturel tel qu’il a pu apparaître à des moments cruciaux de l’histoire littéraire et spirituelle française. Deux variables essentielles ont été prises en compte: à travers leur évocation, le collège universitaire, la société de cour, le salon au XVIIIe siècle ou encore l’atelier romantique permettent de percevoir quel type inédit d’univers mental, avec sa hiérarchie et sa structure interne, se dessine. Ils supposent également un rapport particulier au pouvoir et à l’institution officielle, que leur existence permet à chaque fois de mettre en lumière et de redéfinir.

1. Le collège de Coqueret: la lecture des Anciens à la lumière de l’esprit nouveau

Arrêtons-nous d’abord sur l’exemple du collège universitaire du XVIe siècle, véhicule d’idées nouvelles à l’intérieur d’une institution conservatrice. Non que l’autonomie du collège à l’intérieur de l’université ait été une innovation: l’hypertrophie du collège aux dépens de la Faculté a commencé dès le XIVe siècle. Il faut voir aujourd’hui même des universités fondées, à cette époque, à l’imitation de Paris, et qui ont conservé presque intactes leurs structures d’origine – c’est le cas d’Oxford et de Cambridge –, pour comprendre le fonctionnement de l’université de Paris à la Renaissance, confédération de collèges (fondations privées, provinciales ou religieuses) jouissant tous d’une assez grande autonomie et encadrés chacun par de jeunes régents placés sous l’autorité d’un supérieur. Si elle était calquée sur celle des monastères bénédictins, cette structure dissimulait sous son apparente rigidité de grandes réserves de souplesse. L’autonomie des collèges n’excluait pas un contrôle de l’administration universitaire sur la discipline, la religion et les mœurs. De plus, même si le supérieur d’un collège était propriétaire des murs et tenait son poste d’un héritage, il n’en relevait pas moins d’un contrôle de l’Université. C’était le cas de Roger Du Gast, maître principal et propriétaire du collège de Coqueret , qui, à la suite d’un conflit avec les régents, fut suspendu au profit de Jean Daurat , qui fit, pendant plusieurs années, fonction de gouverneur intérimaire du collège. Cet accident allait favoriser au collège de Coqueret la naissance de la Pléiade.

Arrivé à la faveur de circonstances exceptionnelles, Daurat est précédé par sa réputation d’helléniste et écouté par une élite d’étudiants peu nombreux mais zélés, parmi lesquels Ronsard et Antoine de Baïf qui avaient déjà été ses élèves dans la maison de Lazare de Baïf. Qu’arrive-t-il, peut-on se demander, quand un jeune régent gagné aux idées nouvelles commence à enseigner dans un collège? S’il obtient la complicité du supérieur, il peut changer les textes de base de son enseignement. Aux textes préférés des universitaires du Moyen Âge, tels ceux de Pierre Lombard ou de Gallus, il substitue sans bruit des textes de Sénèque ou de Cicéron, ou bien un chant de Virgile ou de Lucrèce, ou encore une décade de Tite-Live. Le changement ne porte pas seulement sur le style: des textes de philosophie morale sont remplacés par des textes d’orateurs, d’historiens et de poètes, ce qui transforme aussi le caractère de la «lecture» et l’orientation du commentaire qui insiste sur les aspects historiques et esthétiques. Ramus, qui avait pratiqué lui-même ce type d’opération quand il s’était trouvé maître principal du collège de Presles, la justifiait par le bénéfice qu’en tiraient les étudiants, puisque, en se nourrissant de textes littéraires, ils apprenaient «qu’il n’y a meilleur maître du bien dire que le style même, qui s’acquiert par la lecture et imitation des auteurs de marque». Si l’on ajoute que le commentaire oral était souvent inspiré par les travaux d’humanistes italiens et français, de Lorenzo Valla à Guillaume Budé, on comprend mieux avec quelle facilité l’esprit nouveau s’est infiltré dans l’Université grâce à la structure collégiale de l’institution.

Inversement, les collèges fidèles à la tradition médiévale ne voyaient dans ces mutations que frivolités de dilettantes, doublement suspectes à cause de l’intérêt que leur portaient le roi et les beaux esprits de la cour. En défendant avec âpreté les anciennes méthodes, les traités didactiques et les disciplines austères, ils se croyaient assurés de défendre le sérieux universitaire contre la contagion du «snobisme» italien. Ils n’avaient d’ailleurs pas tort de parler de contagion. Ainsi, une fois par semaine, Daurat «tenait académie», séances à mi-chemin entre le cours public et le dialogue avec les auditeurs qui, ce jour-là, n’étaient pas seulement des étudiants du Coqueret, mais des maîtres venus d’autres collèges, des conseillers au Parlement, des évêques et des gens de cour. Ce qui captivait étudiants et auditeurs, c’était d’abord la recherche de la signification, du sens caché des textes anciens, et plus particulièrement de L’Odyssée , où les aventures d’Ulysse étaient présentées comme hautement symboliques de la destinée humaine, de la quête de la sagesse et du souverain bien figurés par Ithaque. À une époque où le culte de l’Antiquité risquait de stériliser la création, Daurat a voulu faire de l’admiration un stimulant, en invitant à chercher dans les vieux textes des trésors cachés d’enseignement pour la vie quotidienne de l’âme et de l’esprit.

À cette familiarité avec les grands ancêtres restitués à la vie, Daurat ajoute un encouragement à imiter les Anciens non pour les copier, mais pour trouver dans leur lecture une invitation à les dépasser. Il prêche d’exemple en écrivant en latin des odes pindariques. Dans le Folâtrissime Voyage d’Arcueil , Ronsard raconte comment, après avoir mangé et plaisanté, les disciples font cercle autour du maître pour entendre la dernière ode latine de sa composition. En procédant à une réinterprétation audacieuse du statut ferme et souple du collège universitaire, tel que le Moyen Âge finissant l’avait créé, le collège de Coqueret a pu devenir le berceau de la nouvelle poésie, comme le collège Boncour sera celui de la tragédie à la française. Sans les personnalités charismatiques de Daurat et de Pierre Galland, sans leur rencontre avec des étudiants pourvus du potentiel de Ronsard et de Jodelle, rien n’eût été possible. Mais sans le support de l’institution, il n’y aurait pas eu cette polygenèse en grappe qui caractérise la création littéraire de la Renaissance française.

2. Un foyer de culture greffé sur l’institution royale: la cour de Henri II

Dans aucun groupe social de l’ancienne France, l’équilibre entre le style de vie et le style de pensée n’a été aussi frappant qu’à la cour de Henri II, et ce n’est pas un hasard ni un artifice de plume qui conduit Mme de La Fayette à situer La Princesse de Clèves dans cette cour qui lui semble avoir été le sommet de l’art de vivre. Les jeux du corps y tenaient une grande place, et la romancière précise: «C’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements.» Elle aurait pu ajouter: l’escrime, le tir à l’arbalète, l’équitation, les joutes, et le patinage en hiver.

À ces jeux du corps correspondaient les jeux de l’esprit, et d’abord la «conversation de cour», c’est-à-dire une discussion qui n’a pas encore la grâce de la conversation de salon, dont la forme et le code seront élaborés pendant les deux siècles qui vont suivre. Deux fois par jour, au début de l’après-midi et après le souper, les courtisans font cercle autour du couple royal pour deviser sur un thème donné: une œuvre d’art, un incident à la cour, un livre récent, un point de casuistique amoureuse. Le souvenir de L’Heptaméron et même du Décaméron fournit le cadre et les règles du jeu de ces exercices d’esprit, à mi-chemin de la disputatio scolastique et du débat académique à l’italienne. Il arrive qu’au cours de la conversation orientée par le roi, qui fait figure de modérateur plus que de président, l’auditoire se partage entre deux thèses incompatibles. La séance peut être alors suspendue et reportée au lendemain, deux représentants des camps adverses étant chargés de préparer leurs plaidoiries. En conclusion, le souverain demande à l’assistance de se prononcer une fois que le débat a eu lieu, et il tient compte de son avis avant de rendre un verdict. C’est ainsi que Ronsard, offensé par la lecture burlesque d’une de ses odes, s’est vu convoquer par le roi – sur la suggestion de Michel de L’Hospital – pour soutenir sa cause en public contre le plus représentatif de ses adversaires, Mellin de Saint-Gelais, lecteur du roi et poète officiel de la cour. À l’issue de ce tournoi poétique, Henri II fit preuve de goût et de tact en partageant la victoire entre les deux auteurs, donnant à l’un la palme de la grâce et de la facilité, à l’autre celle de la poésie héroïque. En tenant la balance égale entre les deux, le roi avantageait, en fait, l’avant-garde, dont les partisans étaient infiniment moins nombreux, à la cour comme en ville. Le verdict était un pari sur l’avenir.

Henri II misa aussi sur l’avant-garde le jour où il se mêla aux étudiants du collège Boncour pour assister à la première de la pièce d’Étienne Jodelle, Cléopâtre captive , première tragédie en langue française. Il surestima aussi, peut-être, les dons d’organisateur du poète en lui confiant des responsabilités de metteur en scène qui dépassaient ses compétences. Mais la présence d’un metteur en scène intelligent et efficace s’imposait dans un milieu où les Fêtes de cour et les Entrées royales ponctuaient l’année, prenant en charge une tradition déjà centenaire et diffusant vers un public plus large que celui des conversations de cour une politique, une esthétique et une certaine philosophie de l’Histoire. Pour décorer les rues et les places sur le parcours d’une Entrée royale, pour régler le scénario du défilé et des réjouissances, pour écrire les textes déclamés ou chantés, pour préparer la musique et les musiciens, pour mettre en scène les spectacles, on avait recours aux peintres, aux décorateurs, aux poètes, aux compositeurs, aux acteurs et aux musiciens des fêtes de cour. Ajoutons que dans ces cérémonies le peuple des villes n’était pas seulement spectateur, mais aussi acteur, dans la mesure où les corps de métiers se mobilisaient pour la circonstance. Ils revêtaient des costumes archaïques, apprenaient à chanter des hymnes composés pour cette occasion, s’initiaient aux symboles, aux figures mythologiques et aux emblèmes qui les entouraient. C’est ainsi que des pans entiers de la culture nouvelle élaborée dans les cercles restreints des milieux humanistes sous François Ier, matérialisée, raffinée et visualisée par le milieu de cour, ont fini par se répandre par capillarité bien loin de leurs lieux d’origine, en s’infiltrant dans la mémoire et l’imaginaire collectifs.

3. Versailles, théâtre de l’autorité royale

L’organisation de Versailles en foyer de civilisation et de culture en même temps que de gouvernement et d’administration a fait de cette ville artificielle un exemple de centralisation absolue unique au monde. Mais ses activités étaient si nombreuses qu’on peut se demander à quel niveau se plaçaient les fonctions culturelles dans cet ensemble polymorphe, à la fois logis du roi, hôtel de cour, centre de ministères, exposition permanente des industries de luxe françaises nouvellement nées, de l’artisanat d’art, de l’ingénierie hydraulique, de l’urbanisme moderne, des peintures et sculptures appartenant aux collections royales.

Or, pour peu que l’on suive l’ordre chronologique du développement de Versailles, on s’aperçoit que la fonction théâtrale est la première née. N’oublions pas que la construction de Versailles sous Louis XIV a duré plus de vingt ans. Autour de la cour de marbre, le petit pavillon de chasse de Louis XIII ne peut d’abord loger que le roi et quelques personnes de sa suite. Mais quel merveilleux théâtre de plein air! C’est là, et dans un embryon de parc, que l’on représentera, en 1664, Les Plaisirs de l’île enchantée et La Princesse d’Élide qui, bien qu’écrits et mis en scène par Molière, ne se trouvent pas moins dans la lignée des Fêtes de cour des Valois. C’est là aussi que Louis XIV fera jouer Les Fâcheux et Tartuffe la même année, et l’année suivante L’Amour médecin , avec musique de ballet de Lully. Au cours des fêtes de célébration de la paix d’Aix-la-Chapelle, ce sera le tour de George Dandin , dont le triomphe à Versailles contrastera avec son insuccès parisien.

Car il existe désormais deux jugements sur les pièces, qui ne vont pas toujours de pair: celui du public bourgeois de Paris et celui de la cour, presque toujours déterminé par les choix et les réactions du roi. Ainsi viennent s’ajouter au lieu de charme de la cour de marbre, au public choisi d’hommes et de femmes civilisés par l’atmosphère de cour, à l’omniprésence des œuvres d’art et des gens d’esprit les décisions impérieuses d’un homme de goût qui peut, du revers de la main, balayer les obstacles, comme ce fut le cas lorsqu’il fit représenter Les Plaideurs et Tartuffe . Il peut même à la fois mettre en valeur Racine, insérer Iphigénie triomphante dans les fêtes de 1674 et, deux ans plus tard, agir à contre-courant de la faveur publique en faisant organiser à Versailles un véritable «hommage» à Corneille qui comprendra, à côté des succès du passé, les pièces de vieillesse telles que Sophonisbe ou Othon , qui avaient marqué son prétendu déclin et scandalisé Boileau.

Dans l’ordre de l’architecture et des arts plastiques, rien n’est plus frappant que l’intervention continuelle de Louis XIV dans le moindre détail de construction. Le roi n’hésite pas, écrit Saint-Simon, à faire démolir un pan de bâtiment dont les proportions lui déplaisent, ou une fenêtre inharmonieuse. En même temps, il délègue son pouvoir à un homme qui saura veiller à la coordination des travaux et du style. Car Le Brun n’est pas seulement peintre et décorateur: il veille à l’unité de style. Pour la musique, Louis XIV a les mêmes exigences et les mêmes méthodes. Il confère des pouvoirs exorbitants à Lully, qui affirme son monopole en écartant tous les musiciens italiens, et en exilant Marc Antoine Charpentier à Paris. Mais il a pu créer un style français qui sera imité dans toute l’Europe et influencera la musique d’opéra jusqu’au milieu du siècle suivant. Lully mort, les musiciens qui avaient trouvé dans la Chapelle royale un refuge et une protection contre la tyrannie de l’Italien vont pouvoir se redéployer. Richard Delalande, Du Mont, Lebègue, le jeune Couperin, organiste du vieux roi avant de devenir à Paris le claveciniste à la mode, tous contribuent à la musique de la Chapelle royale, d’autant plus abondante que le roi exige pour chaque messe de nouvelles partitions.

Le château est aussi un musée, comme l’avait été le Fontainebleau de François Ier. Le roi n’hésite pas à faire construire une salle spécialement conçue pour accueillir Le Repas chez Simon , toile géante de Véronèse offerte par la République de Venise. Dans de grandes salles de marbre sont exposées des statues antiques et contemporaines des collections royales et, dans des salles tendues de soie cramoisie, la collection de portraits et de tableaux de maîtres, sans compter ceux des appartements privés, tels Le Concert champêtre du Titien, deux portraits de Van Dyck, un Caravage et plusieurs Véronèse.

Versailles préfigure ainsi le futur musée du Louvre, tout en créant un archétype de palais royal qui sera imité dans toute l’Europe pendant près de deux siècles. Du projet politique de Louis XIV il ne reste que l’obsession centralisatrice des Français, qui prend sous chaque régime une figure nouvelle qui se croit en rupture avec le passé. Quant à l’urbanisme versaillais, partie intégrante de l’architecture du château, il serait difficile, sans l’avoir préalablement étudié, de comprendre la structure de villes telles que Hambourg et Washington. Mais ce qui a le mieux survécu, c’est sans doute le projet culturel versaillais, qui a donné au XVIIe siècle français une place très particulière dans l’histoire de la culture européenne.

4. Une civilisation de la conversation: les salons

Les lumières du Versailles culturel de Louis XIV étaient à peine éteintes que les salons reprenaient à Paris le rôle qui avait été le leur au début du XVIIe siècle. Non que l’hôtel de Rambouillet ait été le premier salon littéraire. On peut trouver dès le milieu du XVIe siècle, et même en province, des embryons de salons qui attirent les lettrés et créent une certaine convivialité culturelle. Mais Catherine de Vivonne-Pisani, donnée en mariage à douze ans au vidame de Chartres, devenu à la mort de son père marquis de Rambouillet, commencera très tôt à vouloir organiser à l’hôtel Pisani, qu’elle tenait en dot de sa mère, un appartement de réception agréable, fait de grandes chambres en enfilade très bien éclairées. La décision de situer sa vie sociale en retrait est liée, chez cette jeune femme de vingt ans, à sa répulsion pour le langage et les manières des courtisans du Louvre de Louis XIII. Elle décide de ne plus fréquenter qu’une société choisie par elle. Ce principe de sélection qualitative va la conduire vers une formule originale de microsociété, composée pour une moitié de gens du monde et de grands seigneurs, et pour l’autre de gens d’esprit et d’écrivains, deux groupes sociaux n’ayant ni l’habitude ni le goût de vivre ensemble. Mais la conversation bien conduite suscitera l’entente intellectuelle.

Les visiteurs de la jeune marquise étaient la duchesse de Longueville, le duc d’Enghien, Mme de La Fayette, le duc de La Rochefoucauld, Saint-Évremont, Mme de Sévigné, et aussi les Scudéry, Gombauld, Malherbe, Vaugelas, Guez de Balzac, Chapelain, Voiture, Rotrou, et parfois Corneille. Commencées un peu avant 1620, les réunions se poursuivront jusqu’au milieu du siècle. Par l’ascendant qu’elle tenait de son intelligence, de sa beauté et de son tact, Catherine de Rambouillet a su s’imposer dans ce rôle, en orientant ses hôtes vers des sujets de conversation et un langage conformes aux préférences féminines: des événements récents, un livre dont on parle, un poème en vogue, et surtout cette casuistique amoureuse toujours chérie par les assemblées féminines, depuis les cours d’amour du XIIe siècle jusqu’aux partenaires de Marguerite de Navarre. Le peu que nous savons de cette casuistique permet de saisir à quelle profondeur un roman à succès est capable de colorer l’imaginaire d’une génération de lecteurs. On trouve, à tout moment, l’empreinte de L’Astrée , avec ses guerriers fidèles et ses tendres bergers toujours prêts à disserter dans un cadre bucolique, au milieu de ruisseaux murmurants.

Il faut souligner que pour Mme de Rambouillet le sentiment et le panache sont intimement liés à un langage où la censure féminine était, là encore, souveraine. Les mots, les objets, les situations vulgaires ou communes sont prohibés, ou sublimés par des métaphores. L’univers langagier des précieuses, dont Molière n’a donné qu’une caricature, et les jeux de société des salons – devinettes, portraits, petits papiers, maximes – n’en ont pas moins suscité La Princesse de Clèves ou les Maximes de La Rochefoucauld, chefs-d’œuvre auxquels il faudrait ajouter les galeries de portraits des Mémoires du cardinal de Retz et, dans une certaine mesure, les dialogues des personnages de Racine.

C’est avec la Régence, amplifiant le repli sur Paris qu’avait amorcé Philippe d’Orléans du vivant même de Louis XIV, que les salons parisiens vont reprendre vie et, vers le milieu du XVIIIe siècle, drainer une partie importante de la conversation intellectuelle parisienne. Mais cette fois il n’y a plus de barbarie de cour à fustiger ni d’égards pour les femmes à revendiquer. La langue française classique a atteint son profil d’équilibre, les mœurs polies sont solidement établies dans la classe dirigeante et ne sont contestées que par des marginaux tels que Rousseau, bête noire des philosophes.

Le salon qui représente le mieux l’esprit de la Régence, bien qu’il ne s’ouvrît que vers 1740, est celui de Mme Du Deffand, une aristocrate irréligieuse, dont la conversation était doublée par une correspondance copieuse avec les amis absents. Le scepticisme de cette libertine intellectuelle fut sans limite et, comme le remarquait un de ses proches, elle railla les philosophes autant que le clergé. Séparée de son encombrant mari, Mme Du Deffand a géré une vie sentimentale assez libre sans perdre le souci de sa dignité de grande dame, sans pouvoir non plus se libérer d’un certain sentiment de vacuité qui la poursuivait et qu’elle savait assez bien définir: «La privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s’en passer.» Ses visiteurs et interlocuteurs se situent au sommet de deux hiérarchies, politique et intellectuelle: les ducs de Choiseul, les maréchaux de Boufflers et de Mirepoix d’un côté, Montesquieu, Voltaire et quelques encyclopédistes de l’autre. Ces derniers l’abandonnèrent en masse en 1764, lors de sa rupture avec sa lectrice, Mlle de Lespinasse, mais malgré cela, et malgré la cécité précoce qui la rendit de plus en plus dépendante, elle conserva son influence.

Les deux salons rivaux sont beaucoup plus différents qu’on ne l’a dit. Mlle de Lespinasse et Mme Geoffrin sont de petite naissance et n’ont pas leurs entrées dans la haute société. Mais la seconde possède, à défaut de hautes relations, une solide fortune qu’elle doit à son mariage avec un riche bourgeois, ce qui lui a permis plus d’une fois de venir en aide à ses amis encyclopédistes en difficulté. Dans ces salons on n’a plus affaire à des casuistiques du cœur mais à des combats d’idées, plus masculins que féminins en apparence, mais en apparence seulement. Car, en regardant de près la vie de ces trois femmes intelligentes, volontaires, on s’aperçoit qu’elles sont profondément frustrées dans leur vie affective et que le plus gros obstacle qu’elles vont rencontrer dans leur recherche de l’émancipation, c’est la religion elle-même, et les traditions afférentes étroitement liées à l’Église. Leur combat et leurs alliés sont alors ceux qui peuvent contribuer à leur libération. Si les aspirations féministes prennent un autre visage qu’au temps de l’hôtel de Rambouillet, elles sont toujours bien vivaces.

Mme Du Deffand régnait sur les esprits par l’ironie, les mots, ses relations et sa correspondance; Mlle de Lespinasse par l’attachement que suscitaient sa vivacité et sa nature passionnée. Mme Geoffrin, par contre, avait chez elle un comportement de régente, intervenant sans cesse, coupant la parole à ses invités quand elle le jugeait bon. Cette présidence musclée lui a valu beaucoup d’admirateurs, de solides inimitiés, et un prestige international difficile à imaginer aujourd’hui.

Quand elle partit pour la Pologne sur l’invitation de Stanislas II Auguste Poniatowski, qui avait été l’habitué du salon Geoffrin avant d’être élu roi, elle fut reçue comme une reine à la cour de Vienne, et la tsarine multiplia les efforts pour la faire venir en Russie. Ainsi en allait-il dans cette Europe des Lumières aux frontières poreuses, où les produits culturels et les réputations circulaient facilement, où la régence des beaux esprits était perçue comme une valeur internationale.

Il faut avoir présentes à la pensée des situations de ce type pour mesurer la régression du statut de la femme dans la société intellectuelle du XIXe siècle. Car le salon de Nodier à l’Arsenal ou le salon de Mallarmé, si importants dans l’histoire des idées et si peu dans l’histoire des mœurs, n’étaient pas des salons littéraires français à proprement parler, mais des clubs masculins où des hommes de lettres se retrouvaient entre collègues. Le mot salon, ici, crée confusion. Le club d’intellectuels peut exercer une grande influence, sans qu’on y retrouve ce qui avait fait l’originalité du modèle français d’Ancien Régime: l’étroite association intellectuelle entre les hommes et les femmes, l’action en profondeur sur les comportements aussi bien que sur les idées.

5. Mort et renaissance des foyers de culture

La création culturelle française est tellement liée à des foyers de culture, eux-mêmes appuyés sur des groupes sociaux et nourris par eux, qu’on a pu se demander si elle pourrait survivre à un effondrement des infrastructures. La question a été posée au lendemain de la Révolution; les colonnes qui supportaient l’édifice étaient brisées, la société policée de l’Ancien Régime anéantie, ses survivants dispersés, les institutions porteuses abolies: plus d’universités, plus de cour, plus de salons, plus d’Église. Comment l’âme pourrait-elle survivre au corps? C’est une réflexion sur cet état de fait qui a inspiré à Mme de Staël un livre perspicace: De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (Paris, 1800). Dans ces pages écrites entre 1798 et 1799, Mme de Staël prend pour point de départ la société française du Directoire et se demande comment les Français pourront sortir de «la plus affreuse époque de l’esprit public». Le tableau qu’elle trace est sans indulgence: on ne voit plus que «l’égoïsme de l’état de nature combiné avec la multiplicité des intérêts de la société, la grossièreté sans franchise, la civilisation sans lumières, l’ignorance sans enthousiasme...». En un mot, c’est le retour à la barbarie du peuple autrefois le plus civilisé d’Europe, et une barbarie sans la vigueur, l’innocence qu’on peut trouver chez les vrais barbares. Car, précise l’auteur, «il ne faut jamais comparer l’ignorance et la dégradation. Un peuple qui a été civilisé par les Lumières, s’il retombe dans l’indifférence pour le talent et la philosophie, devient incapable de tout esprit de sentiment vif, il lui reste un esprit de dénigrement qui le porte à tout hasard à se refuser à l’admiration». Et de conclure sur une allusion à ce que Dante appelait «l’enfer des tièdes».

Comment sortir de ces gravats, de cet enfer? En 1799, il est encore trop tôt pour le prévoir. Mme de Staël ne peut qu’espérer. Mais pour elle une chose est certaine: dans un pays comme la France, le retour à la civilisation passera par la culture et le langage. «La pureté du langage, la noblesse des expressions, images de la fierté de l’âme, sont nécessaires surtout dans un État fondé sur des bases démocratiques.» C’est par l’admiration de la beauté des formes que les valeurs nouvelles se matérialiseront et pourront enthousiasmer et fasciner les générations à venir.

Autour de 1799, on ne pouvait deviner comment le tissu culturel déchiré se reconstituerait. Or, en examinant de près cette période de convalescence, on s’aperçoit que l’organisme français réagit toujours de la même façon: en secrétant de nouveaux foyers culturels. C’est autour d’eux que se dessinent de nouvelles lignes de force et que s’épanouit, sous différentes formes, la convivialité française. C’est le rôle que vont jouer, au XIXe siècle, le château romantique des années vingt, l’atelier d’artiste des années trente et quarante, puis les salons et les cafés littéraires.

Mais avant d’examiner ces nouveaux foyers de culture, il convient de ménager une place particulière au cénacle de La Chênaie, dont la durée fut brève (1828-1833), mais l’influence très puissante sur le monde intellectuel du XIXe siècle.

6. Vers un universalisme chrétien: le cénacle de La Chênaie

Le mouvement humaniste n’était certes pas majoritaire dans le pays ni dans l’Université du XVIe siècle, mais il représentait une minorité active, soutenue par le roi et la cour. Il s’agissait d’un foyer de culture privilégié, alors qu’il arrive souvent que les contours soient moins nets, l’institution plus précaire. Le cénacle de La Chênaie est marqué dès le début par le sentiment d’appartenir à une minorité qui ne peut se défendre qu’en soutenant une guerre de siège contre un environnement hostile, à la manière de Port-Royal deux cents ans plus tôt.

À l’origine, il y a le grand projet de Lamennais: fonder un nouvel ordre qui utiliserait toutes les formes de la culture moderne pour orienter les sociétés du XIXe siècle vers un universalisme chrétien. Cette congrégation de Saint-Pierre entendait restaurer côte à côte la théologie et la philosophie chrétiennes, en s’appuyant sur une vaste enquête sur les sociétés modernes étudiées à travers leurs littératures. Le noviciat du futur ordre, localisé à Malestroit, était confié à Jean-Marie de Lamennais, le frère de Félicité, qui ouvrait à La Chênaie une sorte de vestibule de l’ordre, où il recevait et commençait à former des jeunes gens. Projet strictement religieux à l’origine, mais qui, du fait de la personnalité du réalisateur, va prendre tout de suite une orientation culturelle. La correspondance du plus célèbre des pensionnaires de La Chênaie, Maurice de Guérin, permet de suivre pas à pas le déroulement du programme: l’un des moniteurs fait des recherches sur Dante, un autre sur Calderón, d’autres sur Milton, sur les poètes lakistes anglais, sur les romantiques allemands, sur Mickiewicz... Tout se passe comme si Lamennais avait voulu, en prouvant le mouvement par la marche, valider les théories du Génie du christianisme sur les classiques chrétiens qui, dans l’avenir, devraient faire contrepoids aux classiques de l’Antiquité païenne. Chacun était mis à contribution pour mener à bien cette ambitieuse enquête qui devait éveiller chez ceux qui la menaient un sentiment d’appartenance à la civilisation de l’Europe chrétienne, grâce à l’exploration de littératures étrangères rattachées à un tronc commun.

À une époque où seules les langues anciennes étaient réellement enseignées, on s’attaquait aussi à l’étude des langues modernes pour mieux comprendre les auteurs. À Malestroit, on allait jusqu’à interdire l’usage du français pendant les promenades en utilisant les connaissances de quelques novices ou d’étrangers de passage, pour en faire des moniteurs d’exercices pratiques de langues. Le fait d’avoir travaillé avec les moyens du bord ne diminue pas le mérite de ces pionniers de la réconciliation des cultures. Nous sommes en effet en présence d’un des premiers programmes de littérature comparée jamais expérimentés en Europe, lié à une profonde prise de conscience de l’identité européenne. Ajoutons que Lamennais élargissait encore le cercle à l’œcuménisme culturel prôné par Chateaubriand en l’étendant jusqu’à l’Extrême-Orient. C’est à l’un de ses disciples les plus proches, Eugène Boré, étudiant en langues orientales avant de devenir rédacteur du Journal asiatique , qu’il allait confier l’étude des littératures et religions d’Asie.

La courte durée du cénacle mennaisien, la dispersion des disciples après sa condamnation par Rome, la confusion qui s’est ensuivie, tout pouvait faire croire à une extinction pure et simple. Le temps du phalanstère était passé. Mais il suffit de regarder de près les carrières des survivants de La Chênaie pour trouver deux supérieurs d’ordres, des prêtres, un évêque, des journalistes, des enseignants, un poète, sans parler des amis qui, tout en réprouvant la rupture de Lacordaire avec Rome, n’en ont pas moins conservé une impulsion et des idées maîtresses qui ont gouverné leurs vies: c’est le cas de Montalembert, de Lacordaire lui-même, de Gerbet. Quant aux complices politiques du Lamennais «dernière manière», les Victor Hugo, les Michelet, les Lamartine, ils sont porteurs d’une synthèse culturelle universaliste et pacifiste, hostile aux hiérarchies et aux cloisonnements nationaux, qui va dans le droit fil de l’enseignement de La Chênaie. Si l’on remontait les filières d’origine du christianisme social, de l’univers de la Légende des siècles , de l’idée européenne et même de la théologie de la libération, on retrouverait facilement des composantes lamennaisiennes.

7. Châteaux et ateliers: les deux romantismes

L’effet politique du retour des émigrés après Waterloo est tellement négatif qu’on en est venu à ignorer un impact culturel dont l’importance n’est pas niable: ouverture sur l’étranger et les langues étrangères, les littératures, et intérêt pour les institutions d’autres pays. Ajoutons que les anciens émigrés ont soif de racines, d’histoire, de sociabilité. Beaucoup d’entre eux retrouvent, à défaut de fortune mobilière, le château des ancêtres. À cela s’ajoute une préoccupation inconnue de leurs pères: la religion. La conversion de Chateaubriand n’a pas été un cas unique. De nombreux exilés sont de retour avec des convictions acquises dans le malheur, et qu’ils voudraient nourrir et faire partager. La plupart d’entre eux sont des autodidactes qui n’ont derrière eux que des études brèves et bouleversées. Les voici maintenant grands lecteurs. Ce mouvement de curiosité religieuse trouvera son lieu de prédilection au château de La Roche-Guyon. Sous l’impulsion du plus pieux des Rohan-Chabot, à qui ce domaine revient à la fin des troubles, et du non moins pieux Mathieu de Montmorency, on y fait des retraites spirituelles très fréquentées. C’est là que Lamartine a passé la semaine sainte de 1819, qu’il a écrit l’une de ses Méditations et puisé l’inspiration religieuse d’une partie de son œuvre. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir fréquenté ce lieu de rencontre spirituelle: Montalembert, Dupanloup, l’avocat Berryer seront ses habitués, et même Victor Hugo, resté sur la ligne de partage des eaux jusqu’à la condamnation de Lamennais, qui lui a fait choisir son camp.

Les châtelains ont été les premiers, en France, à s’enthousiasmer pour les Méditations . Ils y trouvaient un mélange de nostalgie de l’enfance, d’amour de la nature et de religiosité diffuse qui correspondait à leur attente. Pendant le quart de siècle qui suivit, ils ne cessèrent de former la partie la plus réceptive et la plus enthousiaste de la poésie romantique. Chateaubriand l’avait bien vu: «Le changement de littérature dont le XIXe siècle se vante lui est venu de l’émigration et de l’exil.»

Après 1830, la seconde vague du mouvement romantique va s’appuyer sur des relais culturels différents, où écrivains et artistes se rencontrent et manifestent côte à côte. Les générations nouvelles, écrivait avec mélancolie le Théophile Gautier vieillissant des années 1870, «doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque: il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Tout germait à la fois». L’époque est celle de la bataille d’Hernani , cinq mois avant la révolution de juillet 1830. Gautier, étudiant des Beaux-Arts, appartenait de ce fait aux troupes mobilisées par Victor Hugo et recrutées surtout parmi les rapins en vue du combat qui se préparait. «On lisait beaucoup alors dans les ateliers», ajoute Gautier, qui explique les enthousiasmes littéraires des peintres d’alors par la fascination qu’exerçait sur eux tout ce qui avait trait à la Nature. «Pour nous le monde se divisait entre flamboyants et grisâtres.» Ainsi, «Diderot était un flamboyant et Voltaire un grisâtre, de même Rubens et Poussin». Il y a là plus qu’une mode: l’affirmation d’une vision de l’univers culturel associée à un style de vie provoquant, et non dépourvu de connotations politiques, au sens le plus général du mot. Gautier récuse par avance tout rapprochement entre la couleur du gilet, arboré lors de la bataille d’Hernani , et le futur drapeau rouge. Mais en donnant des instructions à son tailleur sur la coupe du fameux vêtement, il précise: «Cela s’agrafe dans le dos, comme le gilet des saint-simoniens.» Voilà un détail beaucoup moins innocent que Théophile Gautier ne voulait le faire croire. Car, si Henri de Saint-Simon était mort cinq ans plus tôt, son livre testament, L’Expression de la doctrine , a précédé à grand bruit de quelques mois la première d’Hernani . Ce livre divisait lui aussi la société en deux: les bourdons et les abeilles. À ses yeux, la forme politique de l’État importe peu, l’essentiel est que la société soit gouvernée jusqu’ici, quels que soient les régimes, par les juristes et les propriétaires, bourdons par excellence, alors que la classe dirigeante du futur devrait être faite d’abeilles productives: industriels, savants, artistes et artisans. Le Globe , journal favori des intellectuels libéraux, passait progressivement au saint-simonisme, favorisant la diffusion de toute une littérature de pamphlets, appuyée et démultipliée par les chansonniers acquis aux idées nouvelles. Si La Revue des Deux Mondes voyait dans le gilet rouge non un symbole politique mais «un signe des temps», elle avait de bonnes raisons. Quelques mois plus tard, les rapins se retrouvaient aux barricades de la révolution de juillet 1830, et, en 1832, le gouvernement de Louis-Philippe mettait Le Globe en faillite et faisait interner des saint-simoniens de Ménilmontant. Les bourdons avaient le dernier mot. Il aura fallu attendre l’autre révolution, celle de 1848, pour voir les abeilles revenir à la surface et, sous le second Empire, faire leurs preuves avec les constructions de chemins de fer et du canal de Suez.

Dans son Histoire du romantisme , Gautier situe les premières réunions des cénacles dans d’étroites chambres de rapins, puis dans des ateliers durant les années 1830. Au cours des années 1850, ce sera encore un atelier, celui de Gustave Courbet, qui servira de lieu de ralliement à des personnalités très diverses mais situées sur les mêmes lignes de force. Avec lui, nous avons la chance de voir réunis sur un tableau, L’Atelier du peintre , ceux qui ont été ses familiers: Proudhon et la philosophie sociale; Champfleury, le romancier et le théoricien du réalisme; Baudelaire, le poète de la lucidité et le critique, ouvert à tous les arts; Promayet, l’ami musicien; Alfred Bruyas, le mécène de la peinture réaliste. La fermentation de leurs idées, une approche du réel qui se voulait neuve allaient gagner de proche en proche un espace culturel qui, vingt ans plus tard, sera envahi par de nouvelles combinaisons de forces divergentes et bipolarisées: d’un côté le salon de la rue de Rome autour de Mallarmé, de l’autre le groupe de Médan.

Théophile Gautier s’étonnait de «l’immixtion de l’art dans la poésie», et il y voyait un signe caractéristique de la Nouvelle École. En analysant l’état d’osmose ainsi créé, il ne parle pas de l’impact de la littérature sur la peinture romantique, mais de la modification du regard des poètes: «Une foule d’objets, d’images, de comparaisons qu’on croyait irréductibles au verbe sont entrés dans le langage et y sont restés.» De même, un nouveau regard lucide et sans illusions sur le réel ne pouvait se passer de cette démonstration par la marche qu’a été la peinture de Courbet ou la poétisation de l’inachevé, du paradoxe ou du sordide opérée par Baudelaire.

L’atelier de peintre a donc eu son heure, dans une période que l’on pourrait situer entre Waterloo et Sedan, en un temps où il était plus facile de parler par images que par démonstration, où Le Radeau de la Méduse de Géricault et L’Atelier du peintre de Courbet en disaient plus long et avec plus de facilités que des discours, tandis qu’avec la IIIe République allait sonner l’heure des tribunes et des discussions d’idées. Ce seront alors les revues qui prendront le pas. Il s’agira parfois de simples auxiliaires d’un cénacle, comme la Revue wagnérienne et La Revue blanche , qui reflétaient les débats du cénacle mallarméen au point de se confondre avec lui. Il arrivera aussi qu’une revue serve de lieu de regroupement autour d’une personnalité dont elle peut démultiplier l’action, comme ce sera plus tard le cas des Cahiers de la quinzaine de Péguy et des Temps modernes de Sartre. Il arrivera aussi qu’une revue regroupe autour d’elle l’élite de deux générations littéraires, comme avec La Nouvelle Revue française des années 1910-1930, groupement de personnalités très diverses, parfois incompatibles, liées par un fil directeur parfois difficilement visible pour les contemporains, mais néanmoins réel.

8. Modernité et primitivité: le Bateau-Lavoir, les cabarets

Le Bateau-Lavoir, ce lieu de légende associé à la naissance de la peinture moderne, désignait un bâtiment vétuste, entrepôt de poutres, de planches et de ferrailles rouillées, flanqué d’un groupe d’ateliers d’artistes obscurs et délabrés. C’est là que quelques peintres, après 1904, avaient installé leurs ateliers: Picasso, Juan Gris, Brancusi, Modigliani, suivis par des écrivains tels que Max Jacob, Mac Orlan, Reverdy. Cette conjonction de fortes personnalités fit bientôt du phalanstère une ruche. Parmi les visiteurs les plus assidus, des peintres: Matisse, Braque, Dufy, Utrillo, Marcoussis; des écrivains tels qu’Apollinaire, Jarry, Cocteau, Radiguet, Gertrude Stein; des comédiens aussi: Dullin, Harry Baur. Aux premières années du XXe siècle, c’est toute la vie culturelle du dernier quart de siècle qui infusait dans la convivialité montmartroise. Et comme la pression économique était toujours là, les marchands de tableaux suivirent: Ambroise Vollard et D. H. Kahnweiler, qui surent gérer avec intelligence les rapports entre production, mécénat et publicité, et faire de la vente de la peinture moderne un marché spéculatif en progression continue.

Parmi les événements qui ont marqué l’existence du Bateau-Lavoir, il faut souligner l’importance du scandale provoqué par Les Demoiselles d’Avignon en 1907. Picasso avait alors vingt-six ans, et, face à un souvenir de son enfance catalane, reconstruit et médiatisé par d’autres souvenirs, notamment ceux du Bain turc d’Ingres et des masques nègres, ce furent d’abord des cris de protestation, y compris chez Braque et Matisse. Le miracle ne survint qu’en 1924 quand un amateur éclairé, Jacques Doucet, l’acheta un bon prix, sur le conseil d’André Breton. En treize ans, le mouvement cubiste avait eu le temps de naître et de disparaître, non sans laisser des traces, et c’est lui qui donnait une justification rétrospective à la représentation des prostituées d’Avinyó.

On a remarqué au passage l’intervention d’un écrivain, André Breton. Cette collaboration entre peintres et écrivains est en effet l’une des caractéristiques du Bateau-Lavoir. C’est un poète encore, Apollinaire, qui fut avec Picasso à l’origine du second grand événement de la vie du Bateau-Lavoir: le banquet en l’honneur du Douanier Rousseau. Parmi les invités, des peintres, comme Vlaminck, Braque, Marie Laurencin, et beaucoup d’hommes et de femmes de lettres: Max Jacob, André Salmon, Gertrude Stein, Warnod.

Si l’on cherche des points communs à tous ces jeunes artistes, on trouve non seulement la volonté de rupture caractéristique de toute école nouvelle, mais aussi une idée porteuse: l’association entre modernité et primitivité. C’est elle qui conduisit Picasso à collectionner des masques nègres ou à porter aux nues le Douanier Rousseau, Erik Satie à s’enthousiasmer pour la musique grégorienne et la musique populaire de cabaret, Jarry à s’inspirer du guignol et des farces de lycéen. Ajoutons à cela un certain humour noir qui tenait presque de la vision du monde. C’est cet humour qui créait les complicités et effaçait les barrières entre les disciplines, inspirant à Apollinaire son érotisme burlesque, à Brancusi ses combinaisons de symboles, à Cocteau sa désinvolture créatrice, à Picasso sa soif de renouvellement. Ce n’est pas par hasard qu’Apollinaire a voulu mettre en action dans Les Mamelles de Tirésias sa théorie sur la portée esthétique du rire, en traitant un thème austère sur le mode burlesque. De même qu’il n’y a rien de fortuit dans son choix, pour qualifier la pièce, de l’adjectif «surréaliste». On le voit, le Bateau-Lavoir constitue l’un des anneaux de la chaîne qui part de la dérision baudelairienne pour aller jusqu’au surréalisme en passant par le café du Chat-Noir et le dadaïsme. Mais alors que Baudelaire était une voix isolée, c’étaient maintenant des coalitions d’artistes qui s’organisaient en avant-garde.

Il importe d’ajouter qu’à la grande époque de Montmartre la propagation des idées se fait par contagion plus que par les livres. L’institution «prototype» de la convivialité montmartroise, le Chat-Noir, depuis sa fondation en 1881 jusqu’à son prolongement par le Mirliton d’Aristide Bruant, a été imité dans toute l’Europe. La formule originale du cabaret montmartrois résidait dans l’association de musique de cabaret et de musique sérieuse, de lectures poétiques, d’exhibition de peintures nouvelles et de chansons qui alternaient répertoires sentimental et satirique, voire politique, tout cela sous le signe d’une recherche de qualité. Cette formule attirait un public d’intellectuels, d’artistes et de gens du monde. Entre la fin de siècle et le premier quart du XXe siècle, on a vu se multiplier les répliques du Chat-Noir à Barcelone, Munich, Vienne, Cracovie et même Moscou et Saint-Pétersbourg, chaque pays insufflant au cabaret ses caractéristiques nationales et les obsessions du moment. On ne s’étonne donc pas de voir les mouvements nationalistes locaux s’exprimer au Quatre Gats de Barcelone ou au Ballon vert de Cracovie, lié au mouvement Jeune Pologne. À Vienne, plusieurs cafés se disputaient la clientèle des écrivains du cercle Jung Wien, où se trouvaient Schnitzler, Hofmannsthal et Peter Altenberg. Dernier venu, le Fledermaus a rassemblé des peintres et des architectes tels que Kokoschka, Adolf Loos, et des gens de théâtre. La Grande-Bretagne seule est restée hors du jeu.

Il va sans dire que le développement ou l’atrophie de ces cabarets politico-culturels dépendait en partie de la censure locale. Elle était implacable en terre prussienne mais beaucoup plus libérale à Munich et à Vienne. Au Bat de Moscou, refuge des comédiens du théâtre des Arts, tout se passait entre professionnels: les acteurs s’amusaient à parodier la pièce qu’ils venaient de jouer, ce qui permettait de multiples combinaisons et des tirs obliques. Ils finirent par faire du café un centre d’attractions, parmi lesquelles des représentations de marionnettes humaines, vieille tradition russe qui devait inspirer Petrouchka à Stravinski.

Dans ce bourgeonnement de foyers de culture où l’art populaire et l’art élitiste cohabitent, on perçoit un violent désir d’osmose entre ces deux univers traditionnellement séparés. C’est au Chat-Noir que Claude Debussy allait faire la connaissance d’Erik Satie, second piano professionnel de cabaret, et se lier d’amitié avec cet autodidacte. La rencontre avec le jeune Cocteau rendit par la suite possible la création de Parade , qui rassembla Cocteau pour l’argument, Satie pour la partition, les Ballets russes de Diaghilev avec Massine pour chorégraphe, et Picasso pour la décoration et le dessin des costumes.

La propagation par tache d’huile des prototypes de convivialité montmartroise a eu, pendant la Première Guerre mondiale, des effets très inattendus. La Suisse était à cette époque le refuge des pacifistes, des objecteurs de conscience et des déserteurs. Ce sont des représentants de ces catégories de hors-la-loi qui se réunissaient au café Voltaire de Zurich, sur l’instigation de l’écrivain allemand Hugo Ball. C’est là que Tristan Tzara allait poser les premiers fondements du mouvement dadaïste, c’est là encore que se firent jour des idées et des tendances toutes proches de celles de l’avant-garde montmartroise: procès de la société bourgeoise, dont cette guerre semblait l’apocalypse, culte de la primitivité, de l’étrange, du fantastique, des masques nègres, des vêtements exotiques. Quand le café Voltaire ferma ses portes en 1919, le groupe ayant émigré vers Paris, le dadaïsme était mis sur orbite et faisait déjà figure de mouvement international. I1 a moins survécu par lui-même qu’il n’a servi de bouillon de culture à un autre mouvement, plus ambitieux et plus adulte, mû, lui aussi, par une agressivité anarchisante: le surréalisme. Aussi pourrait-on dire que la peinture moderne, le groupe des Six assemblé autour de Cocteau et la littérature contestataire ont tous des racines qui plongent dans ce foyer de culture qu’a été Montmartre au tournant du siècle.

Le plus grand avantage des foyers culturels est qu’ils aident à définir la culture, sans se confondre avec elle, et qu’ils permettent de la distinguer de la civilisation qui la supporte. Distinction, remarquons-le, qui n’est possible que dans la langue française. Les Autrichiens avant et après l’Anschluss en ont fait l’expérience: trompés par le mot Kultur , qui ne distingue pas l’art de vivre et l’art de penser, ils se sont crus allemands de par la communauté de langue et de culture, avant de s’apercevoir que leur art de vivre spécifique était, lui, tout à fait étranger à l’Allemagne. Cette confusion tend à s’universaliser aujourd’hui, du fait que les anthropologues et sociologues américains alignent de plus en plus le sens du mot culture sur celui de Kultur . Si la notion française de culture apparaît si précieuse, c’est parce qu’elle se présente comme une effervescence maîtrisée mais envahissante, une aptitude à faire croître dans sa propre intelligence et dans celle des autres la curiosité d’esprit jointe au sens des rapports de valeurs, le goût joint au sens des hiérarchies d’importance, les préférences d’idées jointes à des choix esthétiques. La culture, au sens français du mot, n’introduit pas nécessairement dans la vie de l’esprit des objets nouveaux, mais de nouvelles attitudes et une perspective. Elle est moins un œil qu’un mode de vision, dans la mesure où elle ajoute aux connaissances ce qu’ajoute la vision stéréoscopique: la possibilité d’entrer dans le paysage, d’en tâter le relief, de jouir de ses trois dimensions unifiées par le seul regard. Appuyée sur un milieu qui la supporte et la nourrit – faute de quoi elle s’étiolerait –, une culture anime, personnalise et colore une civilisation. Elle donne autant qu’elle reçoit, et se montre souvent capable de transformer, et même de sublimer, par moments, ce qu’il est convenu d’appeler le caractère national. Mais cet état d’osmose ne se maintient que dans la mesure où des foyers de culture bien situés assurent le contact et conservent à un espace culturel les possibilités de germination qu’il contient.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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